Comment Goult, site historique, touristique et panoramique est devenu un centre géographique et astronomique où, au mois de mai, des savants du monde entier venaient, sous son ciel pur et sans voile, étudier les étoiles.
Entrevue de Alain Jaloux (AJ) par Mechtild Rössler (MR), Goult le 8 janvier 2023
C’est à l’occasion de l’exposition de cartographie, organisée à Goult, il y a vingt ans, qu’Alain et moi eurent l’opportunité de nous rencontrer….entre géographes !
MR : Peux-tu me dire comment tu es arrivé à Goult ?
AJ : Ingénieur à l’Institut Géographique National (IGN), en 1970 j’ai été affecté comme professeur à l’École Nationale des Sciences Géographiques (E.N.S.G.) dont le cursus de formation comporte un enseignement théorique à Saint Mandé et des travaux d’application sur le terrain pendant quatre mois en Provence. Tous les étés je rejoignais Goult, y ai acquis une ruine que nous avons restaurée. Puis ma carrière s’est poursuivie comme responsable de projets cartographiques à l’étranger. Goult était le point de chute des vacances et, depuis ma retraite, nous y sommes une grande partie de l’année.
MR : Pourquoi cette implantation de l’IGN à Goult ?
AJ : L’IGN a été créé le 27 juin 1940, succédant au Service Géographique de l’Armée. Dès avril 1941 un décret fixait la création de l’École Nationale des Sciences Géographiques (E.N.S.G.) pour assurer la formation des personnels : ingénieurs, techniciens, dessinateurs, photo-identificateurs. Le cursus d’enseignement comportait, outre les études théoriques, quatre mois de travaux d’application sur le terrain ; ceux-ci s’appliquant aux diverses techniques liées à la Cartographie : triangulation, nivellement, gravimétrie, géomorphologie, topographie,… et en particulier l’astronomie de position. C’était la seule solution, par observation des étoiles, de définir sa position en longitude et latitude, le point de départ pour établir un canevas préalable à tout lever cartographique. En effet le G.P.S., à l’origine exclusivement militaire, ne sera opérationnel pour usages civils qu’en 1995. C’est alors qu’en 1947 le Centre d’instruction d’astronomie s’installe à Goult, « site choisi compte tenu de la météorologie et de l’assurance de bénéficier d’un pourcentage élevé d’avoir des nuits claires, sans nuages » (Extrait du rapport de mission de l’époque). L’IGN fait l’acquisition du moulin, en haut du village, y installe une grande baraque pour les cours et calculs ainsi que cinq cabanes d’observation.
MR : Existait-il des activités autres que l’astronomie ?
AJ : Oui, car L’E.N.S.G. devait alors une grande partie de sa réputation aux travaux d’application sur le terrain pour les techniques liées à la cartographie. Très rapidement, elle devra accueillir 100 à 150 élèves et stagiaires par an. Goult, outre l’enseignement de l’astronomie, devient, dès 1948, le siège du Groupe d’Instruction de Haute Provence. Des centres sont ouverts à Roussillon, Apt, Gordes, Reillanne, Céreste, Forcalquier, Manosque. Les Provençaux, chaque année en avril, accueillent pour quatre à cinq mois les élèves et l’encadrement de l’IGN.
MR : Qui étaient tous ces élèves et stagiaires ?
AJ : A l’origine il s’agissait des personnels de l’I.G.N. auxquels simultanément se sont joints les cadres, ingénieurs et techniciens de l’information géographique d’ organismes français et de ceux de 90 pays étrangers. Au total, de 1941 à 1991, près de 5000 élèves et stagiaires, dont plus de 1500 étrangers sont venus se former ou se perfectionner dans des applications liées à la cartographie. L’I.G.N. a ainsi signé une convention de coopération, avec volet formation, avec une quinzaine de pays étrangers. Pour ce qui concernait la France les promotions se succédaient : officiers et sous-officiers du Service Géographique de l’Armée, élèves ingénieurs de l’Institut français du Pétrole, de l’École Supérieure des Géomètres et Topographes, Géographes de l’ORSTOM, Officiers Méharistes mais aussi Intervenants du Comité Antarctique des Expéditions Polaires, géophysiciens, archéologues…des gens de terrain de diverses spécialisations, opérant sous toutes les latitudes.
MR : C était donc l’I.G.N. en Luberon…?
AJ : C’est exact, d’autant plus que les services de l’I.G.N., profitaient des structures existantes pour expérimenter ou mettre au point des techniques appliquées à la géodésie, à la triangulation, au nivellement, à la topographie. Elles furent très efficaces ; même et surtout si certaines d’entre elles paraissent bien désuètes aujourd’hui, citons par exemple :
- Mesure de longues distances à l’aide du telluromètre : moulin de Goult / Pic Saint Loup, 115 km; en définissant l’influence des conditions atmosphériques.
- Chambre balistique pour photographier des satellites, type ECHO, sur fond d’étoiles en vue de liaisons intercontinentales.
- Étude opérationnelle d’instruments nouveaux tels que le statoscope pour les prises de vues aériennes, le chronographe imprimant (réception de l’heure en astronomie).
- Mise au point du nivellement barométrique.Il fallait établir le canevas altimétrique des cartes à petite échelle, 1/200 000, dont de nombreux pays allaient s’équiper (Maghreb, Sahel, ex A.E.F., A.O.F., Madagascar,…). Le nivellement de précision, ou nivellement direct, par portées de quelques dizaines de mètres ne pouvait être mis en œuvre que sur des zones (en priorité urbaines) limitées. Sur des milliers de kilomètres de routes et pistes, le nivellement barométrique permettait, par mesure de la pression atmosphérique, de définir l’altitude des points stationnés sans nécessité d’inter-visibilité d’une station à l’autre. L’école a pris une part active en formant les élèves aux conditions d’emploi du baromètre, obligatoires pour obtenir une précision optimale.
MR : Il devait se créer des contacts avec les habitants ?
AJ : Oui, et toujours très conviviaux. Les travaux de terrain et les conditions de vie en commun contribuaient à créer un esprit de camaraderie et d’amitié, non seulement à Goult mais aussi dans les autres centres. Les réseaux autoroutes et TGV n’étaient pas ce qu’ils sont aujourd’hui ; les week-ends se passaient sur place. Il fallait prévoir les logements car les hôtels, prix et rigidité des horaires, étaient exclus. Les gîtes étaient rares et peu équipés , puis devenus trop chers à l’époque du boom des résidences secondaires.
Il y avait alors un esprit d’entraide de la part des habitants ; de la part de l’I.G.N. qui fournissait les équipements popote, camping, tables et fauteuil de brousse, couchage – vélos et vélomoteurs pour les plus éloignés. Les garagistes locaux en assuraient l’entretien ainsi que celui des véhicules de l’administration. Il fallait également prévoir l’embauche d’aides et de « porte mire » pour les élèves. Cela permettait aux jeunes provençaux d’avoir des vacances rémunérées et de réserver la place pour l’année suivante. Le rapport de campagne de 1959 signale que le recrutement a été facilité cette année-là par l’effondrement du cours de la lavande et donc du ramassage. Le week-end était alors l’occasion de se retrouver, élèves et instructeurs, autour d’un méchoui d’un couscous ou d’un barbecue ; d’un repas afghan ou libanais !
MR : Que se passa-t-il ensuite, après ces riches années ?
AJ : D’une part, pendant cinquante ans, la formation donnée dans le cadre de l’école et la contribution de l’I.G.N. à l’instruction de personnels par transfert de technologie ont contribué à assurer l’encadrement d’Instituts géographiques et services techniques étrangers qui ont pris le relais de la formation de leur personnel. D’autre part, la fin des années de croissance économique vit la fin d’une politique généreuse en crédits au bénéfice de la coopération. Enfin, simultanément à la réduction des budgets et des aides, l’évolution des techniques a conduit à une restructuration. Ne citons que le GPS qui renvoie dans le passé l’ex « apprenti astronome » en short et basket. Voilà comment en 1990 une page de l’histoire de l’IG.N. en Provence était tournée. Le nombre des centres fut réduit à deux et le moulin rétrocédé de gré à gré à la commune de Goult.
C’est alors que dans le contexte des relations privilégiées I.G.N./ Luberon, il fut envisagé la création d’un « Conservatoire National des Sciences Géographiques ». Rien n’existe en France sur ce thème et l’étude fut entreprise sous l’égide du Parc Naturel Régional du Luberon, avec la participation de la Cité des Sciences et de l’industrie, la Communauté de Communes Goult, Bonnieux, Roussillon, le 28° Groupe Géographique. Le Comité National de l’Information Géographique devait consulter une quinzaine d’organismes, liés de près ou de loin aux sciences géographiques. De nombreuses réunions de travail pendant plusieurs années, ont permis d’élaborer un projet en phase avec l’étude de faisabilité. Il ne restait qu’à définir le financement, point crucial, qui ne put être résolu compte tenu de la situation liée à la crise financière de 2008.
MR : Si je me rappelle bien, vous avez fait une exposition en 2002 ?
AJ : Oui l’objectif, dans la perspective du Conservatoire, était de sensibiliser les visiteurs touristes et habitants, au rôle de la carte : figurer le monde connu, ouvrir de nouvelles perspectives. L’intitulé choisi fut « de l’aquarelle aux pixel » faisant référence à l’aquarelle, facture des cartes anciennes, et au pixel, facture des cartes modernes et numériques. Elle retraçait l’histoire des cartes et des techniques et illustrait leurs fonctions : localiser, communiquer, naviguer, protéger, surveiller, prévoir, décider, aménager. La cartographie intègre tout ce qui contribue à l’environnement, cadre de vie et sciences de la nature.
MR : Aujourd’hui comment évoquer la fin de cette histoire ?
A J : Il est vrai que si l’I.G.N. a maintenant quitté ce coin de Provence, nombreux sont encore les habitants les plus anciens avec lesquels on peut évoquer ce demi-siècle d’activité. Il y a aussi les cadres des services géo étrangers avec lesquels des liens sont maintenus grâce à l’association des anciens élèves. Il y eut même des mariages entre astronomes et Provençales !
A Goult, en particulier, la visite du moulin donne aux visiteurs le détail de ce que fut son activité Géographique ; en arrivant en haut du village on traverse l’esplanade, officiellement appelée « Aire des Astronomes » et où a été installée une sculpture sur bois figurant une lunette astronomique réalisée par un artiste goultois dit «Coucoune».
Autre souvenir, Mr. Degrand, patron de l’ex-garage de Goult, poète à ses heures a laissé quelques vers :
« Goult, site historique, touristique et panoramique
est devenu un centre géographique et astronomique
au mois de mai, des savants du monde entier
viennent sous son ciel pur et sans voile, étudier les étoiles »
Reste à souhaiter que le projet de création du Conservatoire perpétue le destin peu banal et certainement unique pour un moulin à vent, au service de la cartographie pendant près d’un demi-siècle.
MR : Merci beaucoup, Alain, pour ce récit formidable d’une autre époque de collaboration internationale dans le Luberon !
Alain Jaloux (*1934) géographe de formation et ingénieur des travaux géographiques et cartographiques de l’Etat à l’Institut Géographique National. Il était aussi président de l’Association patrimoine de Goult et habite à Goult et Paris.
Mechtild Rössler (*1959) est géographe de formation et spécialiste de paysage culturel, ancienne Directrice du Centre du patrimoine mondial de l’UNESCO (2015-2021) et chercheur associé du CNRS (UMR 8504 Géographie-cités). Elle habite entre Goult, Paris et Freiburg.